Cette mère s’accroche à l’espoir: à 2 mois, son bébé de 2,5 kilos reprend peu à peu du poids. Dans le dispensaire de Yechillay, au Tigré, le 28 mai.
Cette mère s’accroche à l’espoir: à 2 mois, son bébé de 2,5 kilos reprend peu à peu du poids. Dans le dispensaire de Yechillay, au Tigré, le 28 mai. © Olivier Jobard

Source: Paris Match

[The paragraph below is a computer translation from French. The full article in French is below]

Since 2020, the war has pitted this province of Ethiopia against the federal army. Looting, rape and destruction brought the population to their knees. Diving in the heart of the forbidden zone.

Often we stumble, waking up a few farm dogs. But nothing more should be revealed about the passage, this long night march through the mountains which leads clandestinely to Tigray. “Here you are!” Surrounded by its enemies, the northern region is closed, ravaged by the civil war which, for a year and a half, has been tearing Ethiopia apart. Attempting to enter is punishable by imprisonment. The few rare NGOs which have been able to venture there affirm that a murderous famine reigns there, caused by the siege, and that Tigray has suffered ethnic massacres, victim of a desire for systematic eradication, that a controversial hashtag summarizes on social networks: #Genocide in Tigray. To check, you have to agree to go without Internet and telephone for a few weeks. 

De notre envoyé spécial en Éthiopie Charles Emptaz 17/07/2022 à 07:43, Mis à jour le 16/07/2022 à 15:47 Article réservé aux abonnés

Depuis 2020, la guerre oppose cette province d’Éthiopie à l’armée fédérale. Pillages, viols et destructions ont mis la population à genoux. Plongée au cœur de la zone interdite.

Souvent, on trébuche, réveillant quelques chiens de ferme. Mais il ne faut rien révéler de plus du passage, cette longue marche de nuit à travers les montagnes qui conduit clandestinement au Tigré. «Vous y voilà ! » Cernée par ses ennemis, la région du Nord est fermée, ravagée par la guerre civile qui, depuis un an et demi, déchire l’Éthiopie . Tenter d’y pénétrer est passible de prison. Les quelques rares ONG qui ont pu s’y aventurer affirment qu’y règne une famine meurtrière, provoquée par le siège, et que le Tigré a subi des massacres ethniques, victime d’une volonté d’éradication systématique, qu’un hashtag controversé résume sur les réseaux sociaux: #Génocide au Tigré. Pour vérifier, il faut accepter de se passer durant quelques semaines d’Internet et du téléphone. À l’ancienne. 

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L’odeur fleurie des chemins de cactus, le chant des oiseaux et le tintement du bardage des ânes fait de bidons de métal coupé en deux donnent à ces hautes terres des airs de paradis bucolique, dont aucune voiture ne vient troubler la quiétude. «L’essence ne rentre plus depuis dix-huit mois ou alors à prix d’or », explique notre premier interlocuteur dans un anglais pas tout à fait oxfordien mais très correct. Gebreiyut – c’est son nom – ajoute: «Six dollars le litre, vous imaginez?» Le chef de son village nous accueille par une inspection en règle. «Vous ne seriez pas des espions?» interroge ce représentant du TPLF [Front de libération du peuple du Tigré], le parti au pouvoir.

Affamé et présentant des problèmes respiratoires, un bébé de 7 mois est pris en charge dans le centre d’Abiy Addi.
Affamé et présentant des problèmes respiratoires, un bébé de 7 mois est pris en charge dans le centre d’Abiy Addi. © Olivier Jobard

Une fois rassuré, il nous invite à le suivre dans son étable où, à côté de ses bêtes, vit sa famille. Honneur réservé aux premiers journalistes qu’il lui est donné de rencontrer, ce sosie de George Clooney, «version» ébène, pose son fusil pour sortir un pot de miel blanc qu’il étale intégralement sur une galette, l’injera, mets de base en Éthiopie. La question du manque de farine, de la difficulté à nourrir les uns et les autres, est évoquée en pleine dégustation. Notre hôte dénonce les contrebandiers des régions voisines qui profitent de la guerre pour faire des fortunes: «Depuis le siège, tout ce qui entre au Tigré est taxé par nos voisins amharas et afars. Les prix ont été multipliés par 10; personne ne mange à sa faim .»

Privés de carburant ou presque, les Tigréens voyagent à dos d’âne, à cheval ou, pour les longs trajets, en minibus. Coincés entre une jeune mère, un milicien et quatre enfants, c’est dans un de ces véhicules, bondé, que nous prenons la route menant à la capitale. Alors que la sono crache une pop amharique dont les refrains à l’eau de rose ont traversé les frontières du conflit, Gebreiyut, l’anglophone, se confie : « Je suis ingénieur! J’ai eu mon diplôme mais, maintenant, tout ça est fini. Je crois que je vais migrer en Arabie saoudite. Il n’y a plus d’espoir ici. »

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Le baptême, avant qu’il ne soit trop tard : après dix jours d’hôpital sans progrès notable, la mère d’Arsima (à dr.) s’en remet à Dieu. À Mekele.
Le baptême, avant qu’il ne soit trop tard : après dix jours d’hôpital sans progrès notable, la mère d’Arsima (à dr.) s’en remet à Dieu. À Mekele. © Olivier Jobard

La radio donne la parole au leader du TPLF, Debretsion Gebremichael, qui lui aussi évoque la famine. Elle semble invisible mais, pour franchir les barrages et les contrôles exercés par l’autorité politico-militaire, il faut passer chaque fois par le restaurant. Et à voir la gloutonnerie avec laquelle les soldats dévorent les plats dont nous réglons l’addition, il est évident que même ces puissants possesseurs de kalachnikov ont du mal à se nourrir correctement. Au bout d’une journée de ce périple ponctué de check points apparaît Mekele, capitale du Tigré.

Le test du bracelet permet de diagnostiquer les stades de sousalimentation chez un nourrisson : la zone rouge, moins de 11 centimètres de diamètre, indique une forme sévère. À Yechillay.
Le test du bracelet permet de diagnostiquer les stades de sousalimentation chez un nourrisson : la zone rouge, moins de 11 centimètres de diamètre, indique une forme sévère. À Yechillay. © Olivier Jobard

Cité immense, d’une modernité déroutante. Immeubles de dix étages, rues parfaitement goudronnées, hôtels récents. Ce n’est pas l’Éthiopie des cartes postales, encore moins à l’image d’une ville en guerre. Dans un très grand restaurant où sont servis des kilos de viande fraîche – à consommer, comme il se doit, toute crue –, la classe aisée se repaît. Certes, la bière a disparu du menu, la délicieuse St. George n’entrant plus au pays; mais ces tablées qui ripaillent jettent le trouble. Peut-on réellement parler de famine au Tigré? À mieux y regarder, certains signes ne trompent pas, qui disent que la vie des habitants de Mekele, ceux qui hier incarnaient la nouvelle bourgeoisie africaine, a bien changé.

Partout, des piétons ou des calèches et de petits marchés de rue «qui n’existaient pas avant le siège. Jamais nous n’aurions autorisé autant de saleté, précise Micky, professeur d’université. Personne ne reçoit de salaire, toutes les banques sont fermées. L’argent arrive via la contrebande et, si un proche vous en envoie, les passeurs en ponctionnent la moitié. Même les millionnaires ont beaucoup de mal à manger.»

L’heure de la tambouille dans la prison de Mekele qui, en mai, a abrité jusqu’à 10000 détenus.
L’heure de la tambouille dans la prison de Mekele qui, en mai, a abrité jusqu’à 10000 détenus. © Olivier Jobard

Ailleurs, en Éthiopie, les Tigréens sont souvent perçus comme ceux qui ont capté les richesses. Le souvenir de ces trente années durant lesquelles ils ont dominé la vie politique éthiopienne est amer à beaucoup de leurs compatriotes. Pour ceux-là, l’élection d’Abiy Ahmed représentait l’espoir: le pouvoir pouvait, sans heurts, passer de la minorité tigréenne aux ethnies majoritaires, les Oromos et les Amharas, dont ce Premier ministre est issu. Mais rien ne s’est passé pacifiquement.

Dans le nord de l’Éthiopie, personne ne mange à sa faim et on voyage à dos d’âne

Micky montre du doigt des gratte-ciel dont la construction a été abandonnée. «En arrivant au pouvoir, le nouveau Premier ministre a chassé les élites économiques tigréennes d’Addis-Abeba. Celles-ci sont revenues au Tigré pour investir, mais n’ont pas eu le temps de finir leurs projets car la guerre a éclaté très vite. » En novembre 2020, précisément. Depuis, parmi les 6 millions d’habitants du Tigré, le conflit a fait des dizaines de milliers de morts et des centaines de milliers de déplacés. Mais Abiy Ahmed, qui s’était pour l’occasion allié à l’Érythrée voisine, a perdu son pari: après avoir été défaites, les Forces de défense du Tigré ont repris le contrôle de la région.

Tribunal de guerre. Munis de preuves, les Tigréens poussent les prisonniers à briser l’omerta et à dénoncer les coupables.
Tribunal de guerre. Munis de preuves, les Tigréens poussent les prisonniers à briser l’omerta et à dénoncer les coupables. © Olivier Jobard

Pour le Pr Kindeya Gebrehiwot, qui dirigeait naguère l’université de Mekele, le danger est peut-être plus grand que jamais : «Le niveau des discours de haine contre notre peuple dépasse l’imagination. L’Éthiopie a un vrai problème avec ses élites qui appellent à en finir avec nous, les Tigréens. » Le regard rougi par trop de nuits blanches, il enchaîne: «Les nationalistes amharas d’extrême droite conseillent directement le Premier ministre. Pour eux, nous sommes l’ennemi à abattre. »

Si, à l’inverse du reste de l’appareil politique du TPLF, le Pr Gebrehiwot reste réservé sur l’usage du mot « génocide », il considère que l’intention génocidaire existe chez certains chefs militaires amharas : «Beaucoup de soldats ennemis ont avoué leurs exactions ; vous verrez, vous les rencontrerez. Il reste encore 6000 prisonniers de guerre…» 

En attente de jugement. Au Tigré, la peine capitale n’existe pas
En attente de jugement. Au Tigré, la peine capitale n’existe pas © Olivier Jobard

À chaque coin de rue, des mendiants réclament avec insistance un peu de nourriture. Ce sont des déplacés internes, poussés par la faim il y a trois mois. «Nous venons de Bomba, dans la région de Gidget, à sept jours de marche. » Avant, Uqbari Lilay et Lete Selasie étaient des fermières, épouses de prêtres, presque des notables. Mais il n’y a plus rien à manger sur leurs terres et les curés des campagnes sont devenus ramasseurs de bouteilles en ville, où leurs femmes et leurs enfants font la manche. «Avec la guerre, personne n’a pu s’occuper des semences, disent-elles. Ici, au moins, les riches nous laissent à manger. »

En faisant la tournée des vendeurs d’essence de Mekele, on arrive à remplir un réservoir de 4 x 4 pour un peu plus de 700 dollars. Mais après des heures de piste et deux crevaisons, c’est à pied que nous rejoignons Bomba. Les carcasses de chars calcinés hantent le chemin. «La région a été le théâtre d’une grande bataille. Ici, il y a un an, nous avons fait basculer la guerre», déclame fièrement Micky. «Nos forces sont spécialistes de l’embuscade», conclut-il en souriant face à la plaine désolée, cimetière de ferrailles où s’entremêlent les voitures militaires criblées de balles et les ossements de quelques soldats éthiopiens. Des treillis en loques, tachés d’un sang que le soleil a bruni, évoquent un chemin des Dames éthiopien. Une paysanne se balade avec un obus sur l’épaule, vestige d’une victoire tigréenne qui a laissé l’armée adverse dans un état d’anéantissement. Insensibles aux airs de fin du monde, des villageois rentrent du marché avec une mangue ou une poule.

À Ester, bourgade en direction de Bomba, les étals sont vides. À peine quelques gousses d’ail dépiautées, vendues à l’unité, des oignons et trois chinoiseries en plastique. «C’est une année pour le diable », grogne une passante. Une année où rien ne pousse et où les structures qui faisaient de ces provinces rurales des campagnes vivables ont disparu. Le centre de santé est dévasté, maculé de fientes de pigeons. «Tout le Tigré était doté d’un solide système de santé, personne ne se trouvait à plus de quelques heures de marche d’un dispensaire. C’est fini », indique Meheret, qui tient le guichet, délivrant les derniers médicaments dont elle dispose. 

Partout dans la région, de jeunes recrues, dont quelques filles, rejoignent les camps d’entraînement des Forces de défense du Tigré. Le 31 mai.
Partout dans la région, de jeunes recrues, dont quelques filles, rejoignent les camps d’entraînement des Forces de défense du Tigré. Le 31 mai. © Olivier Jobard

À Bomba, les maisons construites en pierre et en terre sont superbes d’harmonie et d’équilibre. Elles feraient rêver de grands architectes si, à peine leurs portes franchies, l’horreur ne vous saisissait pas à la gorge : la famine. Pas la faim qui torture les estomacs, celle qui tue. Membres squelettiques, ventre gonflé, Ayaleno Fakiros, 52 ans, en paraît le double. Alité, il ne peut plus bouger ni rien avaler. D’une voix à peine audible, il raconte l’absence de récoltes, les privations, la nourriture laissée par devoir aux enfants. Il n’a pratiquement rien avalé depuis deux mois. Sa mère de 70 ans veille sur lui: «Nous n’avons pas les moyens de payer le transport jusqu’au centre de santé, tout est devenu trop cher.» «J’ai essayé l’eau bénite», murmure le mourant, conscient de son sort. Dès qu’on s’éloigne de la capitale du Tigré, cette tragédie se répète de village en village, de bourg en bourg. Alors, le doute laisse place à la consternation.

Les Tigréens sont accusés d’avoir longtemps accaparé pouvoir et richesse

À Bomba, des gosses en haillons passent leurs journées à chercher les fruits dans les arbres épineux. Les mères les plus patientes entreprennent la traversée vers Gidget, cheflieu où l’Usaid distribue de la farine. Les ONG, peu nombreuses, ont du mal à travailler. Sous couvert d’anonymat, la responsable américaine de l’une d’elles – très en colère contre l’Onu – accepte de témoigner: «Vous savez qu’ils avaient des kits anti-famine depuis mars ? Mais comme ils étaient incomplets, ils ont patienté deux mois pour les distribuer. En attendant, les gens sont morts.» «Ici, même les victimes de viols en réunion ne nous parlent que d’une chose: manger. Boire est aussi devenu un problème dans certaines zones. »

Un char transformé en terrain de jeu. Il appartenait aux troupes régulières, refoulées en juin 2021.
Un char transformé en terrain de jeu. Il appartenait aux troupes régulières, refoulées en juin 2021. © Olivier Jobard

À Abiy Addi, ville moyenne, on mesure l’état de dénuement des infrastructures de santé. L’hôpital est dirigé par le Dr Tsefaye, un pédiatre trentenaire, épuisé et démuni. «On n’a rien d’autre à donner à nos patients qu’un peu d’espoir et des médicaments périmés. Bientôt, nous ne pourrons probablement plus les recevoir: il ne reste que deux jours de réserve d’oxygène.» Qu’adviendra-t-il alors d’Amanuel, 1 an et demi, qui perd du poids et ne survit que grâce à une intubation? Son regard envahi par l’angoisse et ses spasmes font pleurer sa mère, impuissante. «Ce bébé qui souffre de malnutrition est déjà passé dans notre service il y a six mois. On a pu le sauver et le renvoyer dans son foyer où ils n’ont rien à lui donner; pas de lait, rien! Il revient, mais cette fois, nous n’avons plus de lait en poudre. Le pronostic est très mauvais ; selon toute vraisemblance, il va mourir. »

Dans la chambre d’à côté, le docteur s’arrête devant un autre enfant, cloué au lit, bras et jambes allumettes, le regard qui déjà divague: «Onze ans, 8 kilos! s’exclame-t-il. Il n’en a plus que pour quelques jours et je ne peux rien faire; je n’ai même plus d’antidouleurs.» À côté, un autre gamin, tout gonflé : «C’est l’anthrax. On en meurt par asphyxie. La maladie, disparue de nos campagnes, fait son grand retour depuis que les gens mangent les bêtes mortes. Comprenez, ils n’ont que ça. »

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Sur les toits de l’hôpital, des singes cavalent à la recherche de nourriture. Une calèche vient déposer un colis avant de repartir. Le médecin nous entraîne vers la salle des nouveau-nés, la plupart en sous-poids. Beaucoup souffrent de malnutrition congénitale : «Les mères ne mangent pas assez et les bébés naissent avec des kilos en moins. En temps normal, il faut dix jours pour les remettre sur pied; mais maintenant on ne peut rien…»

Ce jour-là, un nourrisson de 1,8 kilo échappe à une mort certaine. Pour qu’il goûte à son premier biberon en deux semaines, le Dr Tsefaye a dû remplir les pages de formulaires permettant son transfert vers le bureau d’Action contre la faim, l’une des dernières ONG présentes sur place.

Comme tous les peuples frappés par la guerre, les Tigréens se tournent vers le ciel. Aksoum, au nord du pays, est considéré comme la Jérusalem éthiopienne. C’est de cette cité qu’au IVe siècle la religion chrétienne s’est diffusée en Éthiopie, faisant de cet État d’Afrique l’un des premiers au monde à être christianisé. Les touristes qui venaient du monde entier l’ont déserté, laissant place aux seuls pèlerins locaux voilés de blanc. Firdi Mokonen, notre guide, éclate en sanglots en les regardant boire l’eau bénite : « Ils n’ont rien d’autre pour se remplir l’estomac et certains croient que ça va les guérir de la faim. »

L’anthrax qui tue par asphyxie ressurgit, car ils mangent des animaux morts

Sur l’esplanade se côtoient trois églises : l’une construite dans les années 1960 par l’empereur Hailé Sélassié Ier , la deuxième au XVIIe siècle et la dernière – la plus précieuse – au IVe siècle. Ce sanctuaire en ruine renferme, selon la légende, l’Arche d’alliance, le coffre contenant les Tables de la Loi reçues par Moïse, disparues depuis la destruction du Temple, à Jérusalem. « Les troupes érythréennes qui stationnaient ici pendant l’occupation du Tigré voulaient s’en emparer. Les jeunes s’y sont opposés. Sans armes, ils se sont fait massacrer pendant toute une journée. Il y a eu 1 200 victimes. » Un rapport d’Amnesty International confirme cette tuerie. Ses estimations du nombre de morts sont trois fois inférieures. 

À une heure de route, le village de Mahbere Dego a connu son lot de tueries. En janvier 2021, l’armée fédérale exécute par balles 73 villageois avant de les jeter du haut des falaises. Welde Gebremedhin, un prêtre qui a perdu deux frères, pleure doucement : « Nous avons dû attendre six mois pour récupérer leurs dépouilles. Ils n’étaient que des paysans. » Le massacre a été filmé en direct par ce soldat éthiopien de 23 ans, rencontré à la maison d’arrêt de Mekele, aux côtés de 6 000 autres prisonniers de guerre.

Surnommé « Fafi », il encourageait ses frères d’armes à économiser leurs balles en brûlant les Tigréens de Mahbere Dego. La vidéo saisie sur son téléphone a été diffusée hors des frontières de la région martyre : ses insultes et ses moqueries envers les victimes en train de mourir ont choqué. Fafi , de son vrai nom Setotaw Alemayohu, dit regretter son geste, attribué à la colère, et se défend d’avoir tiré : « C’est le chef de notre division – la 25e –, le colonel Sofi an, qui a ordonné la tuerie. » Un autre soldat témoigne : « Moi, j’ai dû tirer sur un Tigréen qui s’échappait. Je ne sais pas si je l’ai atteint, mais les autres l’ont achevé. De toute façon, il n’avait aucune chance, nous étions trop nombreux. » Selon un des geôliers, Fafi aurait participé à la tuerie.

Un frêle militaire érythréen avoue 44 meurtres ordonnés par ses chefs. «Pour les 20 viols, j’ai décidé seul»

Pour le président du Tigré, Debretsion Gebremichael, la volonté du gouvernement éthiopien d’éliminer un maximum de Tigréens ne fait aucun doute. « C’est un génocide », assène-t-il. Ajoutant : « On n’a plus de transports, plus de communication, plus d’électricité, plus de système bancaire. Le blocus est une forme de prise d’otages ; ils ont décidé de nous achever. »

Au gigantesque centre pénitentiaire de Mekele, les militaires éthiopiens se déplacent librement. Chaque jour, les autorités organisent des confrontations entre membres du même bataillon pour découvrir qui a commis les exactions. « Depuis que nous en avons libéré 4 000, les soldats ordinaires sont plus enclins à dénoncer les tueurs, dit un des gardiens. Ils ont l’espoir de sortir, alors l’omerta cesse. »

Certains récits sont terrifiants. Ainsi Semeret Gebroiwet, 20 ans, avoue 44 meurtres et 20 viols. Le regard clair, l’allure frêle, à peine gêné, ce militaire érythréen parle lentement de la façon dont il effrayait les femmes avec sa kalachnikov et de celle dont il faisait allonger les villageois avant de les exécuter, prenant soin de leur tirer d’abord dans les jambes pour qu’ils ne fuient pas. « Mes chefs m’ordonnaient les meurtres ; mais pour les viols, j’ai décidé tout seul », trouve-t-il utile de préciser devant les regards révoltés des traducteurs tigréens. Sans afficher le moindre regret, il s’inquiète de son sort : « J’ai peur qu’on veuille me tuer pour ce que j’ai fait. »

L’Érythrée partage une frontière de plus de 450 kilomètres avec le Tigré, c’est la ligne de front où demeure Salam. Comme dans « Le désert des Tartares », elle attend une bataille qui ne vient pas. Visage poupin, l’adolescente s’est engagée dans les Forces de défense du Tigré (TDF) pour lutter contre les violences sexuelles faites aux femmes : « Je ne veux pas être une victime ; avec tout ce qui s’est passé, avec toutes ces atrocités, je me sens mieux sur le front. » La récurrence des viols collectifs et leurs récits terrifiants ont fait le tour du Tigré, incitant une jeunesse entière à s’engager. Face à Salam s’étend un champ de mines. « De temps en temps, une vache explose », rigole-t-elle. Ce matin-là, tout semble pourtant calme. « Je ne crois pas que ça va rester longtemps comme ça », épilogue celle dont le prénom signifie « paix ».

Retrouvez sur Arte.tv : « Éthiopie : Tigré, au pays de la faim » , de Charles Emptaz et Olivier Jobard.